Pierre Puchot nous offre une
Enquête sur la transition démocratique en Tunisie intitulée
La Révolution confisquée. L'auteur travaille sur le Maghreb pour
Mediapart et avait déjà publié un recueil de ses articles l'année passée sous le titre de
Tunisie, une révolution arabe. Autant que j'ai été fasciné par son
compte rendu minutieux du 14 janvier (sur
Nawaat en accès libre) je dois dire que je n'ai été que peu convaincu par son nouveau livre. En partie peut-être parce que le livre paraît - je soupçonne et crains - n’être qu'un autre recueil d'articles voire d'enquêtes vite combinés, sans vrai fil conducteur, sans vrai argument. Même le titre
La Révolution confisquée qui me faisait craindre dès le début un tract dominé par la vision de l'élite francophone ne se trouve pas justifié par le texte.
Le texte finalement me semble paradoxal. Puchot est bien conscient de la déconnexion entre la population dans son ensemble et "'l'élite' fatiguée [...], intoxiquée par l''école française'" et pourtant son livre se base essentiellement sur le témoignage de cette élite. Cela se voit surtout dans ses choix d'interviews cités mais aussi dans certaines accentuations.
Vers la fin par exemple il dresse le portrait d'une jeune femme révolutionnaire Olfa Riahi, une journaliste, activiste politique faisant clairement partie de la bourgeoisie aisée de Tunis. Cette femme, dont je ne veux douter ni du zèle révolutionnaire ni de sa contribution à la révolution, n'est, de toute évidence, en rien représentative des jeunes chômeurs de l'intérieur du pays sans qui cette révolution n'aurait jamais eu lieu. Comme elle le dit elle-même "le cœur de la révolution [est] plutôt le 'petit
triangle' entre Sidi Bouzid, Meknissi et Menzel Bouzayane." C'est seulement "à Kasbah I [qu']Olfa entre en contact avec une Tunisie qui lui est
totalement inconnue."
Puchot tombe - comme beaucoup d'observateurs étrangers - dans le piège d'une description de la Tunisie basée sur son élite multilingue et facilement accessible. Le fait qu'un article qu'elle publie sur Facebook soit traduit par "un journaliste allemand du magazine Stern" et que "dans plusieurs pays, en plusieurs langues, d'autres magazines le republient" ne signifie en rien que cet article a eu une influence sur le cours de la révolution. Le fait qu'Olfa écrit "un article sur le site
francais Rue 89, pour expliquer pourquoi elle juge encore utile de
manifester" montre à quel point sa lutte a été déconnectée de ceux qui se sont battus contre la police dans ce "petit triangle" en décembre et qui eux n’écrivent pas en français, ne connaissent même pas Rue 89.
Et pourtant il est clair que l'auteur connaît les faits, propose - parfois - une analyse lucide. Quand il cite "un pays fragmenté par un puissant régionalisme" comme peut-être le plus grand problème de la transition démocratique dans sa conclusion par exemple. Les jours et heures précédant la chute du régime de Ben Ali sont aussi détaillés d'une manière impressionnante. Mais il semble trop souvent se perdre dans ces détails ou enchaîner des faits voire anecdotes sans développer une vue plus globale et plus pertinente - ce qui me fait craindre que ce livre aussi n'est qu'un recueil d'anciens articles ou enquêtes.
La critique peut-être essentielle est que l'auteur ne me donne pas l'impression d'avoir réussi à se débarrasser d'un prisme français voire occidental (ou plutôt orientalist). Sa description du tourisme est frappante dans ce sens. C'est un sujet important sans doute et je ne nie pas qu'il y a une "crise structurelle du tourisme tunisien", mais si "la contribution à la croissance tunisienne de l'hôtellerie est en
constant recul depuis trente ans" en quoi est-ce une mauvaise nouvelle? La croissance tunisienne depuis les années 1980 a été relativement forte, le pays est aujourd'hui moins dépendant du tourisme. Pourquoi alors cette focalisation sur une industrie qui n'emploie que 10% de la population et ne représente que 8% du PIB si ce n'est pas à cause du prisme français qui ne voit la Tunisie que par le tourisme de masse, alors qu'un million de Français par an visite ce pays?
En somme, Puchot nous offre un livre intéressant sur la Tunisie post-révolutionnaire, plein de détails que je ne connaissais pas mais aussi plein de passages peu pertinents - outre Olfa Riahi, la concentration sur plusieurs pages sur le Parti du travail tunisien (PTT) et sa fin bizarre introduisant une comparaison - très positive pour la Tunisie d'ailleurs vu que sa révolution est censée avoir été confisquée - entre la Tunisie et Cuba. Au contraire il n’adresse que très peu ce que je considérais comme les sujets les plus importants de la Tunisie en transition:
- Ennahdha, le parti qui a remporté les premières élections libres et qui va sans doute dominer la scène politique tunisienne pour la décennie à venir.
- Le chômage et comment il peut être résorbé - hors du secteur touristique clairement en déclin - notamment via une réforme du système éducative.
- Les importantes différences de niveau de développement entre régions qu'il mentionne à la fin sans en avoir vraiment parlé avant.
- La réforme de l'administration et la justice transitionelle.